En 1969, l’Institut Saint-Luc-Bruxelles, école fondée au début du XXème siècle pour promouvoir l’enseignement de l’art religieux, ouvre une section spécifiquement dédiée à la bande dessinée. Faisant suite à la School of Visual Arts de New York et de l’Escuela Panamericana de Arte de Buenos Aires, cette expérience est la première du genre en Europe. Depuis la Libération, les créations locales – en particulier, celles issues des journaux Spirou et Tintin – connaissent un succès considérable. La bande dessinée apparaît désormais comme une composante majeure de la culture populaire nationale et Bruxelles comme son principal foyer. Les auteurs vedettes ayant décliné l’invitation, c’est in fine Eddy Paape, collaborateur régulier des deux célèbres hebdoma- daires belges, qui accepte de prendre en charge la nouvelle formation.
L’arrivée de la bande dessinée dans les cursus scolaires entraîne de profondes mutations. Jusqu’alors, le jeune aspirant apprenait généralement son métier en intégrant comme assistant le studio d’un auteur confirmé. Lorsque les rouages essentiels de la profession étaient acquis, l’assistant pouvait prendre son autonomie. L’inscription de la bande dessinée au sein des filières artistiques favorise sa contamination avec les autres formes d’expression enseignées. Elle tend aussi à fournir aux étudiants un bagage intellectuel et induit une réflexion sur leur pratique, similaire à celle attendue de la part des futurs peintres, sculpteurs ou architectes.
Le contexte de l’immédiat après 1968 bouscule les hiérarchies artistiques au point que la bande dessinée est de moins en moins ressentie comme un art dédié au seul divertissement des masses. L’effervescence contre-culturelle produit aussi une remise en cause des hiérarchies sociales qui influence jusqu’aux méthodes d’enseignement. Du professeur, on attend désormais moins qu’il soit le détenteur d’un savoir qu’il dispense auprès de ses élèves qu’un catalyseur. Il s’agit d’individualiser les apprentissages en favorisant l’expression de singularités tout en induisant une dynamique de groupe ; en atteste la création par Claude Renard, le successeur de Paape, de l’Atelier R. L’anthologie Le 9e Rêve qui en est directement issue suscite l’enthousiasme de ceux qui saluent l’ambition de jeunes auteurs de bande dessinée désireux d’enfin interroger les codes de la bande dessinée, mais aussi le rejet de ceux qui déplorent la perte des fondamentaux, au risque de produire des réalisations absconses. Invité lors d’un jury de fin d’année, Jijé s’emporte et entre dans une vive colère :
« Vous ne me racontez rien !!! ».
Toutefois, l’Atelier R initie au sein de Saint-Luc Bruxelles une dynamique traduite par une succes- sion de collectifs (Vanille-Framboise, Mokka, Frigo... ) réunis autour d’une revue à la parution irré- gulière : Le Neuvième Rêve. Ce dernier constituant la matrice du futur éditeur alternatif Frémok. Depuis qu’il s’est ouvert à la bande dessinée, l’établissement a vu se succéder trois générations de futurs auteurs. Parmi eux : deux lauréats du meilleur album au Festival d’Angoulême – François Schuiten (avec Benoît Peeters) pour La Fièvre d’Urbicande en 1985 et Éric Lambé (avec Philippe de Pierpont) pour Paysage après la bataille en 2017. Entre 1969 et 2019, ce ne sont pas moins de deux cents anciens élèves dont les créations ont fait l’objet de publications. Les festivités des 50 ans du cursus n’auront cependant pas pour but d’ériger un mausolée à sa gloire, mais de connecter le passé et le présent, de faire dialoguer les multiples expériences qui ont façonné son histoire avec l’effervescence d’aujourd’hui.
Erwin Dejasse